ARISTOTE, génération et corruption 1866.doc

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TRAITE DE LA GENERATION ET DE LA CORRUPTION

TRAITE DE LA GENERATION ET DE LA CORRUPTION

 

ARISTOTE

 

TRAITE DE LA GENERATION ET DE LA CORRUPTION

(DE GENERATIONE ET ORRUPTIONE)

Livres 1 et 2

 

Traduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire

Paris : Ladrange, 1866

Numérisé par Philippe Remacle http://remacle.org/

Nouvelle édition numérique http://docteurangelique.free.fr 2008

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

Introduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire: ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE.              2

LIVRE I.              54

CHAPITRE PREMIER.              54

CHAPITRE II.              56

CHAPITRE Ill.              60

CHAPITRE IV.              64

CHAPITRE V.              65

CHAPITRE VI.              69

CHAPITRE VII.              70

CHAPITRE VIII.              73

CHAPITRE IX.              76

CHAPITRE X.              77

LIVRE II.              80

CHAPITRE PREMIER.              80

CHAPITRE lI.              81

CHAPITRE III.              83

CHAPITRE IV.              84

CHAPITRE V.              85

CHAPITRE VI.              87

CHAPITRE VII.              89

CHAPITRE VIII.              90

CHAPITRE IX.              91

CHAPITRE X.              93

CHAPITRE XI.              95

Introduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire: ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE.

 

Les deux traités réunis dans ce volume sont une polémique contre l'école d'Élée, une des plus anciennes de la philosophie grecque. Le berceau de la philosophie est dans les colonies des côtes de l'Asie-Mineure : Thalès, Pythagore, Xénophane, etc. ; antécédents admirables, Homère, Sapho, etc. ; l'astronomie, les mathématiques, l'histoire, la médecine, etc., etc. Les trois confédérations : les Éoliens au nord ; les Ioniens au centre ; les Doriens au midi. Esquisse des principaux événements auxquels les philosophes ont été mêlés, de Thalès à Melissus, de 620 à 430 avant notre ère ; lutte de l'Ionie contre la Lydie, et contre l'empire des Perses. - Moyens matériels qu'on avait dans l'antiquité pour écrire des ouvrages ; les livres depuis Thalès jusqu'au temps d'Aristote ; témoignages d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Platon, d'Aristote ; emploi général du papyrus égyptien; fabrication du papier, d'après Pline; lettres de Cicéron. Démonstration de ces faits; papyrus conservés dans nos musées, encriers et roseaux des scribes, remontant au moins à vingt-cinq siècles - Originalité de la philosophie grecque; elle ne doit rien à l'Orient; comparaison avec la philosophie Hindous. - Conclusions sur le système de l'école d'Élée ; sens véritable de la théorie de l'Unité.

 

J'ai réuni avec intention les deux traités qui remplissent ce volume. Ils me semblent répondre l'un et l'autre à un même ordre d'idées. Dans le premier, Aristote s'efforce de démontrer, contre le système de l'unité et de l'immobilité de l'être, comment les choses se produisent et comment elles finissent; dans le second (01), c'est la même discussion directement soutenue contre des représentants de l'école d'Élée, Xénophane, qui en est le fondateur, et Mélissus, qui a conservé encore les principes de cette doctrine, au moment où Socrate substitue aux incertitudes antérieures une philosophie nouvelle et définitive. La pensée est identique dans les deux traités ; la forme seule est différente ; ici, l'exposition générale d'un principe; là, une réfutation spéciale du principe contraire. Je reviendrai brièvement, à la fin de cette préface, sur la valeur de ces deux ouvrages, qui méritent d'être plus connus qu'ils ne le sont ; mais d'abord, je tiendrais à faire voir, aussi clairement que je le pourrai, ce qu'était le mouvement philosophique auquel Xénophane et Mélissus ont concouru, soit pour le créer, soit pour le suivre.

Xénophane et Mélissus! ce sont là des noms bien anciens ; au premier coup d'œil, il est assez difficile de comprendre qu'ils puissent exciter de nos jours un sérieux intérêt. Ces deux philosophes vivaient cinq ou six siècles avant notre ère ; et à cette distance, il semble que l'érudition seule puisse encore se sentir pour eux quelque sympathie surannée, et s'informer de leurs systèmes oubliés depuis si longtemps. Je ne veux pas certainement faire le procès de l'érudition ; mais je conçois les préventions qu'elle soulève, quand elle s'enfonce dans l'étude de ces temps reculés, où les documents font défaut, et dont il ne nous est resté que d'informes débris. Ici cependant plus que partout ailleurs, je demande qu'on veuille bien l'écouter un instant; car le sujet dont elle traite, à propos de Xénophane, est un des plus importants et un des plus vivants de toute l'histoire de l'esprit humain.

Ce n'est pas moins que la naissance de la philosophie, dans le monde auquel nous appartenons.

Pour la philosophie orientale, nous ne savons et peut-être ne saurons-nous jamais rien de précis en ce qui concerne ses époques principales et ses révolutions. Les temps, les lieux, les personnages nous échappent presqu'également, insaisissables et douteux dans l'obscurité impénétrable qui les recouvre. Nous connaîtrions même ces détails avec toute l'exactitude nécessaire, qu'ils pourraient satisfaire notre curiosité sans nous toucher beaucoup. La philosophie orientale n'a pas influé sur la nôtre; en admettant même qu'elle l'ait précédée dans l'Inde, dans la Chine, dans la Perse, dans l'Égypte, nous ne lui avons emprunté quoi que ce soit ; nous n'avons point à remonter à elle pour connaître qui nous sommes et d'où nous venons. Au contraire, avec la philosophie grecque, nous nous rattachons au passé d'où nous sommes sortis. Malgré les aveuglements d'un orgueil trop souvent coupable d'ingratitude, nous devons ne jamais oublier que nous sommes les fils de la Grèce ; elle est notre mère à peu près dans toutes les choses de l'intelligence. Interroger ses débuts, c'est encore interroger nos propres origines. De Thalès, de Pythagore, de Xénophane, d'Anaxagore, de Socrate, de Platon, d'Aristote jusqu'à nous, il n'y a qu'une différence de degré ; nous sommes tous dans la même voie, ininterrompue depuis tant de siècles, poursuivie sans relâche, et qui ne change pas de direction, tout en devenant de plus en plus longue et plus belle. Apparemment, nous n'avons point à rougir de tels ancêtres; et tout ce que nous avons à faire, c'est d'en rester dignes en les continuant.

On a pu dire, non sans justice, que la philosophie était née avec Socrate (02), et cet admirable personnage tient en effet une telle place qu'on a pu lui faire cet honneur insigne d'associer son nom à ce grand événement. Mais Socrate, modeste comme il l'était, n'eût pas accepté cette gloire ; il savait mieux que personne qu'avant lui il y avait déjà près de deux siècles que la philosophie s'essayait, quand il lui donna la force et le charme qui depuis lors ne l'ont plus quittée. Ce n'est pas à Athènes que la philosophie est née ; c'est dans l'Asie-Mineure ; car à moins de rayer de l'histoire les premiers des grands noms que je viens de rappeler, il faut reculer cet événement de deux cents ans environ ; le progrès inauguré par Socrate était une continuation ; ce n'était pas une initiative.

Toutes les origines sont nécessairement obscures; on s'ignore toujours soi-même au début, et la tradition pour ces premiers temps est incertaine, comme les faits eux-mêmes, qui ont passé presque inaperçus. Cependant si l'on n'exige point ici des précisions impossibles, les commencements de la philosophie grecque doivent nous paraître assez clairs pour qu'il n'y ait aucun motif plausible d'en douter. Thalès était de Milet; et l'histoire a constaté sa présence à l'armée d'un des rois de Lydie, vers la fin du Vie siècle avant notre ère. Un peu plus tard que lui, Pythagore, rentré, après de longs voyages, à Samos, sa patrie, la fuit pour éviter la tyrannie de Polycrate, qui l'opprime, et il va porter ses doctrines sur les côtes orientales de la grande Grèce à Sybaris et à Crotone. Xénophane, pour des raisons assez analogues, s'éloigne de Colophon ; et se réunissant à des fugitifs de Phocée, qui, à travers bien des périls, avaient enfin trouvé un asile sur les bords de la mer Tyrrhénienne à Élée (Hyéla ou Vélia), il fonde dans cette ville, alors toute récente, une école qui en a illustré le souvenir.

Pour le moment, je m'en tiens à ces trois personnages, les uns et les autres chefs d'écoles qui sont immortelles, quoique nous en sachions bien peu de chose: l'école d'Ionie, l'école Pythagoricienne et l'école d'Élée. Tout à l'heure, je pourrai associer à ces trois noms une foule d'autres noms que l'histoire de la philosophie ne peut pas omettre plus que ceux-là.

Mais rien qu'à considérer Thalès, Pythagore et Xénophane, un fait me frappe. Ils sont tous les trois de cette partie du monde Hellénique qui s'appelle l'Asie-Mineure, et ils sont presque contemporains. Milet sur le continent, Samos dans l'île de ce nom, et Colophon, un peu au nord d'Éphèse, sont à peine à vingt-cinq lieues de distance; sur cet étroit espace, presqu'au même moment, la philosophie trouve son glorieux berceau. Pour ne pas sortir de ces limites soit de lieux, soit de temps, soit même de sujet, joignez à ces trois noms de Thalès, de Pythagore et de Xénophane, ceux d'Anaximandre et d'Anaximène, qui sont aussi de Milet ; d'Héraclite, qui est d'Éphèse; d'Anaxagore, qui est de Clazomènes, un peu à l'ouest de Smyrne dans le golfe de l'Hermus ; de Leucippe et de Démocrite, qui étaient peut–être également de Milet, ou d'Abdère, colonie de Téos ; de Mélissus, qui est de Samos, comme Pythagore. Joignez en outre les noms de quelques sages, moins éclairés que les philosophes, mais non moins vénérés : Pittacus de Mytilène dans l'île de Lesbos, compagnon d'armes du poète Alcée pour renverser la tyrannie, et déposant, après dix ans de bienfaits, la dictature que ses concitoyens lui avaient remise ; Bias de Priène, donnant à la Confédération Ionienne des conseils qui, selon Hérodote, eussent pu la sauver ; Ésope, qui résida longtemps à Samos, et à Sardes près de Crésus, et dont Socrate ne dédaignait pas de mettre les fables en vers (03), ce pauvre esclave de Phrygie que la philosophie ne doit pas oublier de compter parmi les siens; enfin, même cette Aspasie de Milet, à qui Platon a laissé la parole dans le Ménexène, qui causait avec Socrate, qui donnait des leçons d'éloquence à Périclès, dont elle composait parfois les discours politiques, et à qui Raphaël a réservé une place dans son École d'Athènes.

On le voit donc : l'ingénieur Tiedemann a eu bien raison d'appeler l'Asie-Mineure  « la mère de la philosophie, et la patrie de la sagesse (04)  ». Les quelques faits que je viens de citer, et auxquels on pourrait en joindre bien d'autres, le prouvent assez; désormais, quand on parlera de la naissance de la philosophie dans notre monde Occidental, par opposition au monde Asiatique, nous saurons à qui appartient cette gloire, et à qui l'on doit équitablement la rapporter.

Mais pour peu qu'on y réfléchisse, on voit qu'il est impossible que la philosophie se développe toute seule. Évidemment tous les éléments de l'intelligence doivent être épanouis avant la réflexion ; la réflexion, régulière et systématique, ne se montre que très tard et après les autres facultés. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur cette vérité, qu'on peut observer dans les peuples aussi bien que dans les individus. Je constate seulement que les choses ne se sont point passées dans l'Asie-Mineure autrement qu'ailleurs; sur cette terre fertile, la philosophie n'a point été une plante solitaire ni un fruit imprévu. Quelques mots suffiront pour rappeler ce qu'était la contrée prédestinée à ce noble enfantement. Je ne fais qu'indiquer des noms, les plus beaux et les plus incontestables.

A la tête de cette phalange, apparaît Homère, qui est né et a vécu certainement sur les côtes et dans les îles de l'Asie-Mineure, mille ans environ avant notre ère. Que dirais-je encore de ses poèmes? Comment égaler la louange à son génie? Tout ce que j'affirme, c'est qu'Homère n'est pas seulement le plus grand des poètes ; il en est aussi le plus philosophe. Un pays qui produit si tôt de tels chefs-d'œuvre est fait pour créer plus tard toutes les merveilles de la science et de l'histoire.

Après Homère, je cite Callinus d'Éphèse, contemporain de l'invasion des Cimmériens, qu'il a chantée, et martial comme Tyrtée; Alcman de Sardes, digne d'instruire et de charmer l'austère Lacédémone de Lycurgue; Archiloque de Paros; Alcée de Lesbos, à la lyre d'or, selon Horace ; Sapho de Mytilène ou d'Érèse, qu'on ne peut guère plus louer qu'Homère (05) ; Mimnerme de Smyrne, chantre des victoires de l'Ionie sur les Lydiens; Phocylide de Milet, portant la morale dans la poésie Anacréon de Téos; tout près des poètes, Terpandre de Lesbos, créent la musique, dont il fixe les trois modes principaux, le Lydien, le Phrygien et le Dorien; et peut-être aussi le fabuleux Arion, de Lesbos comme Terpandre.

Voilà pour la poésie. A côté d'elle, que de trésors moins brillants que les siens, quoique non moins précieux! L'astronomie et la géographie, créées par Anaximandre, et par Scylas, de Caryatide sur le golfe de lassus; les mathématiques, créées par Pythagore et ses disciples, prédécesseurs d'Aristarque de Samos, maître d'Archimède et d'Hipparque de Rhodes; l'histoire, créée par Xanthos de Sardes, décelée de Milet, Hellanicus de Mytilène, surtout par Hérodote d'Halicarnasse, appelé dès longtemps le père de l'histoire, et à qui je donnerais un autre nom, si j'en connaissais un plus juste et un plus beau; la médecine, partie de Samos pour Cyrène, Crotone, Rhodes et Cnide, avant de se fixer à Cos par Hippocrate, aussi grand peut-être dans son genre et aussi fécond qu'Homère peut l'être dans le sien; l'architecture des villes, créée par Hippodamos de Milet, qui fut aussi écrivain politique dont Aristote analyse les ouvrages (Politique, Livre Il, ch. 5); la sculpture et le moulage, par Théodore de Samos, fils de Rhoecus; la métallurgie par les Lydiens, etc., etc.

Je m'arrête pour ne pas pousser plus loin ces nomenclatures un peu trop arides. Mais il faut rappeler encore que cette fécondité prodigieuse ne cesse pas avec les temps dont nous nous occupons. Théophraste est d'Érèse; Épicure est élevé à Samos et à Colophon ; Zénon, l'honneur du Portique, naît à Cittium en Chypre; Éphore est de Cymé: Théopompe est de Chios ; Parrhasius et Appelle sont d'Éphèse et de Colophon; Strabon est d'Amasée sur le Pont, colonie d'une des villes grecques de la côte occidentale de l'Asie-Mineure, etc., etc.

J'avoue que, devant de pareilles splendeurs, que n'effacent en rien celles qui ont éclaté plus tard, je reste comme ébloui et je me demande si l'on a su rendre en général un juste hommage à tant de génie, à tant de perfection et à tant d'originalité. Je ne le crois pas; et ce serait là, selon moi, un motif de retracer, en partie du moins, l'histoire de ces colonies grecques de l'Asie-Mineure, auxquelles nous devons tant. Mais si j'aborde ce travail, et si j'essaie ici une rapide esquisse, ce n'est pas tout à fait pour réparer une injustice séculaire ; mon objet est moins vaste; c'est uniquement en vue de mieux comprendre ce mouvement extraordinaire et unique dans les fastes de l'esprit humain, et le mérite de ces promoteurs de la philosophie, et de ces pères de la science.

J'exposerai donc, sans d'ailleurs dépasser les bornes légitimes, ce qu'étaient ces colonies venues de la Grèce sur les côtes occidentales de l'Asie onze ou douze siècles avant l'ère chrétienne, et quels furent les principaux événements politiques qui agitèrent ces contrée durant deux siècles, de Xénophane à Mélissus, de Thalès à la guerre du Péloponnèse. Nous verrons nos philosophes prendre une large part à ces événements, et parfois même les diriger, bien que le plus souvent ils aient beaucoup à en souffrir.

Pour tout ce qui va suivre, je m'appuierai à peu près exclusivement sur Hérodote, sur Thucydide, sur Xénophon, et sur la chronologie des marbres de Paros ou d'Arundel (06).

Les colonies grecques des côtes de l'Asie-Mineure se partageaient en trois races distinctes, formant des confédérations séparées : les Éoliens au nord, les Ioniens au milieu, et les Doriens au sud, occupant les uns et les autres des espaces à peu près égaux. Les Éoliens, sortis les premiers de la métropole commune, étaient venus s'établir dans l'Asie un siècle environ après la prise de Troie, chassés du Péloponnèse par l'invasion des Héraclides. Les Ioniens étaient arrivés les seconds, à peu près quarante ans plus tard ; et les Doriens avaient été les derniers à suivre cet exemple, ou à sentir cette nécessité.

Les Éoliens, qui ont été les moins célèbres, et, à ce qu'il paraît, les moins distingués de ces trois peuples, occupaient douze villes (07): Cymé de Phricon, Larisses de Phricon, Néotichos, Temnus, Cilla, Notium, Æguiroëssa, Pitane, Égée, Myrine, Grynée et Smyrne. Cette dernière ville leur fut bientôt enlevée et jointe à la confédération Ionienne par des exilés de Colophon, qui s'y étaient réfugiés, et qui s'en emparèrent par surprise. Les Éoliens perdirent aussi quelques autres villes qu'ils avaient fondées dans les montagnes de l'Ida. Hors du continent, ils possédaient cinq villes dans l'île de Lesbos, une ville dans l'île de Ténédos, et une enfin dans ce groupe d'îlots qu'on appelait les Cent îles, du temps d'Hérodote. Les cités Éoliennes n'ont joué pour la plupart qu'un rôle obscur. Le sol de l'Éolide était meilleur que celui de l'Ionie ; mais le climat y était un peu plus rude, et surtout moins régulier.

Les Ioniens avaient douze villes, presque toutes fameuses. C'étaient, Milet, Myous et Priène en Carie; Éphèse, Colophon, Lébèdos, Téos, Clazomène et Phocée en Lydie; Érythrées, sur le promontoire que forme le mont Mimas; et deux îles, Samos au midi et Chios au nord. Une chose assez singulière, c'est que les Ioniens avaient quatre dialectes très différents. Samos avait le sien, qui ne ressemblait à aucun des trois autres; Milet, Myous et Priène avaient toutes trois le même ; les six villes suivantes avaient le leur; enfin les Chiotes et les Érythréens parlaient la même langue.

Les Doriens, venus après tous les autres, s'étaient établis plus bas vers la partie méridionale; et ils ne possédaient que six villes, bientôt réduites à cinq : Lindus, Talysus, Camirus, dans l'île de Rhodes; Cos, Cnide, et Halicarnasse. Cette dernière avait été exclue de la confédération, en punition d'un sacrilège qu'un de ses citoyens était accusé d'avoir commis.

Chacune de ces petites confédérations avaient un temple commun où elles se réunissaient. Pour les Doriens, c'était le temple de Triope. Pour les Ioniens, c'était le temple de Neptune Héliconien, sur le promontoire de Mycale, presqu'en face de Samos. C'est à ce temple que s'assemblait le conseil de la confédération Ionienne, le Panionium, dont la présidence était toujours réservée à un jeune homme de Priène. On ne connaît pas précisément le temple de l'Éolide. Ces temples servaient d'ordinaire à des fêtes purement religieuses; et dans les circonstances graves, on y délibérait sur les dangers de l'alliance et sur ses plus chers intérêts.

Tous ces établissements occupaient géographiquement un bien petit espace, et ils seraient absolument inconnus dans l'histoire si la renommée des cités et des états se mesurait à leur étendue territoriale. C'est à peine si tous ensemble, Éoliens, Ioniens et Doriens, ils tenaient 70 lieues de long sur 15 ou 20 de large, moins de trois degrés en latitude et moins d'un en longitude. Lesbos a quinze lieues de long sur cinq de large ; Samos n'a pas trente lieues de tour ; Chios est un peu plus grande.

Naturellement je m'occuperai des Ioniens plus que des autres ; ils ont été de beaucoup les plus actifs et les plus intelligents, dans le domaine de la navigation, du commerce, de la politique, des arts, des sciences et des lettres. Des nations très populeuses ont fait mille fois moins qu'eux.

Quand les Ioniens quittèrent l'Achaïe au nord du Péloponnèse sur le golfe de Crissa, ils y possédaient douze cantons ou douze cités ; c'est en souvenir de la patrie première qu'ils ne voulurent pas fonder en Asie plus de colonies qu'ils n'en avaient eu jadis dans la Grèce. Chassés par les Doriens, qui envahissaient le Péloponnèse en venant du nord, ils avaient traversé l'isthme de Corinthe, et ils s'étaient abrités, pour quelque temps du moins, dans l'Attique, le refuge ordinaire de tous les proscrits, comme le remarque Thucydide, dans le préambule de son histoire. Bientôt l'Attique, au sol peu fertile, ne suffit plus à ses habitants, et les fugitifs de l'Achaïe durent songer à un autre asile. Codrus venait de mourir héroïquement pour sauver sa patrie. La royauté abolie ne permettait plus à ses fils de rester dans un pays où ils ne recueillaient point l'héritage paternel. Ils se mirent à la tête de l'émigration; Nélée se dirigea vers Milet, et Androclus vers Éphèse. A en croire les marbres de Paros, c'est Nélée qui fonda les douze villes Ioniennes, et établit comme lieu fédéral, sous les auspices de la religion, le Panionium, qui ne fut pas aussi puissant que sans doute il l'avait espéré.

Les émigrants qui suivirent les fils de Codrus paraissent avoir été fort mêlés; ce n'étaient pas de purs Ioniens, comme on aurait pu le penser. Ceux qui étaient venus originairement de l'Achaïe dans l'Attique avaient rencontré, dans ce dernier pays, des races très diverses et très confuses, qui n'avaient rien de commun ni avec eux ni entre elles. C'étaient des Abantes de l'Eubée, des Miniens d'Orchomène, des Cadméens, des Dryopes, des Phocidiens, des Molosses, des Arcadiens, des Pélasges, des Doriens d'Épidaure, et une foule d'autres. Toutes ces peuplades étaient sur le pied de l'égalité; mais cependant les Ioniens qui descendaient des prytanes d'Athènes passaient pour les plus nobles, sans avoir d'ailleurs aucune prééminence réelle. Le surnom d'Ioniens était même à cette époque, et plus tard aussi, très peu relevé; les Athéniens en rougissaient, et les Milésiens, quand ils furent à l'apogée de leur puissance, aimaient à se séparer du reste de la confédération, qui jouissait toujours d'une assez faible estime. De leur côté, les Ioniens se faisaient vanité de leur origine ; et ils célébraient avec persévérance les Apatouries Athéniennes, fêtes intimes de la famille et de la phratrie, excepté ceux de Colophon et d'Éphèse, qui en avaient été privés par suite d'un meurtre sacrilège qu'ils avaient commis.

L'émigration d'ailleurs, quoique conduite par des fils de roi, n'était pas facile. Les fugitifs qui abordèrent à Milet n'avaient point amené de femmes avec eux. Ils s'en procurèrent par la violence; ils tuèrent les parents, les maris et les enfants de quelques Cariennes, et se firent ainsi des épouses de celles qu'ils avaient épargnées dans le massacre. Mais pour se venger, les femmes de Carie jurèrent de ne jamais manger avec leurs féroces conquérants et de ne jamais leur accorder le doux nom de mari. Pendant plusieurs générations, les filles tinrent le serment de leurs mères.

C'est qu'en effet le pays où abordaient les nouveau-venus était depuis longtemps occupé. Il y avait déjà, entre autres indigènes, des Pélasges, des Teucriens, des Mysiens, des Bithyniens au nord; des Phrygiens, des Lydiens ou Méoniens, au centre; des Cariens, des Lélèges, etc., au midi. C'étaient des tribus encore plus divisées entre elles que les Grecs eux-mêmes, bien qu'elles eussent aussi des sacrifices communs, par exemple à Mylasa, dans le temple de Jupiter Carien. Au début, les royaumes comme celui de Lydie ne s'étaient pas encore organisés, bien que les Lydiens, rejetés ensuite vers le centre, étendissent d'abord leur domination jusque sur les côtes, et qu'ils eussent envoyé des colonies dans la grande Grèce, dans l'Ombrie et sur la mer Tyrrhénienne. Les Mysiens, un peu au nord et à l'ouest de la Lydie, passaient pour les plus belliqueux de ces peuples. Les Phrygiens, plus septentrionaux encore, s'enrichissaient par l'élève des troupeaux. Leurs laines, leurs fromages, leurs viandes salées se vendaient à très haut prix sur les marchés de Milet. Les Lydiens exerçaient surtout l'industrie des métaux, que leur sol à moitié volcanique renfermait en énorme quantité, or, argent, fer, cuivre etc. Les Phrygiens et les Lydiens étaient d'un caractère timide ; et c'était de leur contrée que venaient la plupart des esclaves.

Quoiqu'arrivés par mer, les Ioniens ne paraissent pas avoir été fort habiles dans l'art de la navigation ; au rapport de Thucydide, ce ne fut guère que sous le règne de Cyrus et de Cambyse, son fils, que la marine Ionienne devint réellement puissante. Encore fallut-il que les Corinthiens, qui étaient alors les plus savants constructeurs, leur donnassent des leçons, dont ils profitèrent avec ardeur et avec succès. Ils durent cependant avoir le plus grand besoin, dès les premiers temps, du secours du cabotage. Ces villes, qui tiraient presque tout de l'intérieur, ne pouvaient s'enrichir que par un grand commerce d'exportation et d'importation. Elles servaient de comptoirs et de centre d'échange entre les indigènes et les pays d'où étaient venus les étrangers. Bientôt toutes ces cités prospérèrent d'une façon inouïe. Regorgeant d'habitants et de richesses, elles purent avoir des flottes puissantes ; elles peuplèrent de colonies toutes les côtes de la Méditerranée, au nord de l'Afrique, où Tyr et Sidon avaient déjà des établissements, dans la grande Grèce et la Sicile, dans la Gaule, dans l'Espagne en deçà et même au-delà des Colonnes d'Hercule, surtout dans la partie nord de la mer Égée, dans l'Hellespont, sans négliger la Propontide, et même la mer Noire, appelée alors le Pont. Milet à elle seule fonda, dit-on, soixante-quinze ou quatre-vingts colonies.

Ces premiers développements des colonies Grecques de l'Asie mineure, et surtout des colonies Ioniennes, sont peu connus, quoiqu'ils remplissent trois ou quatre siècles au moins de durée ; l'histoire ne commence réellement qu'au moment où les cités Helléniques des côtes entrent en lutte contre la monarchie Lydienne, c'est-à-dire vers le VIIIe siècle de notre ère, à l'époque de l'avènement des Mermnades.

Hérodote a raconté tout au long l'histoire de Gygès, arrivant au trône de Lydie par le meurtre de Candaule. Cette tradition n'a rien que de vraisemblable, bien qu'elle ne semble pas d'accord avec le récit de Platon, lequel est évidemment fabuleux. La colère de la reine, femme de Candaule, la trahison de Gygès, son amant, n'ont rien d'impossible; l'anneau n'est qu'un conte populaire, qui se retrouve plus tard, sous une autre forme, dans les Mille et une nuits. Archiloque, contemporain de Candaule et de Gygès, avait parlé de l'audace et du triomphe de ce soldat devenu roi, dans un de ses iambes trimètres que lisait encore Hérodote (08). Avec Candaule, finit la première dynastie Lydienne, qui prétendait descendre d'Hercule, et qui avait duré cinq cents cinq ans, pendant vingt-deux générations, à partir du demi-Dieu, à qui son orgueil la rattachait. Gygès inaugurait la seconde dynastie, celle des Mermnades.

Gygès, vers le début du VIIe siècle avant notre ère, ouvre un nouvel ordre de choses. Peut-être pour légitimer son usurpation, et aussi pour céder à des nécessités politiques, il se mit à attaquer les cités grecques, Milet, Smyrne et Colophon. Cependant la Lydie avait alors avec les Grecs, du moins ceux du continent, des relations qui semblaient toutes pacifiques. Comme tous les Grecs, ceux de l'Asie mineure ainsi que les autres, Gygès croyait et se soumettait à l'oracle de Delphes. Entouré de pièges aussitôt après son accession au trône, et craignant le mécontentement des Lydiens, fort attachés au roi qu'il avait assassiné, il avait voulu mettre le Dieu dans sa cause; il l'avait consulté en lui envoyant de riches présents. Le Dieu avait donné raison à l'usurpateur et au meurtrier. Mais la Pythie avait annoncé que la famille des Héraclides serait vengée sur le cinquième des descendants de Gygès. Ce cinquième successeur devait être l'infortuné Crésus, plus fameux encore par ses malheurs que par ses trésors, passés en proverbe. Mais ni Gygès, au comble de la prospérité, ni les Lydiens, tout indignés qu'ils avaient été, ne tinrent compte de l'avertissement de la Pythie ; le soldat adultère et assassin avait régné trente-huit ans très paisiblement, sauf ses guerres contre les villes de la côte. Il parait que Milet, Smyrne et Colophon avaient succombé sous ses armes.

Ardys, premier successeur de Gygès, régna plus longtemps encore que lui, c'est-à-dire pendant quarante-neuf ans. Il s'empara de Priène, et attaqua vainement Milet, qui put lui résister. Sadyatte, fils d'Ardys, ne resta que douze ans sur le trône. Quand il mourut, il y avait déjà six ans qu'il était en guerre contre Milet, comme son père. La ville, qu'il ne pouvait investir par mer, se défendait avec succès, bien que la campagne fût ravagée chaque année par l'ennemi, toujours prêt à recommencer ses incursions dévastatrices. Toutes les fois que les Milésiens essayaient de lutter en rase campagne, ils étaient presque certains d'une défaite; et deux fois, ils furen...

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